c'est pas moi je l'jure!

tu parles trop

Dans mon domaine de recherche, la rédaction et la rhétorique, on parle souvent de voice. Je ne sais pas si on traduit ça par “voix” en français, d’autant plus que même en anglais, c’est un terme difficile à expliquer. C’est le style, la façon d’écrire, l’ethos, la position, le charactère, l’identité de l’écriveur (ou l’écrivain), ce qui le rend unique, quelque chose qui n’est pas nécessairement dans les mots mais entre les mots.

Nous, ce qui nous intéresse, c’est d’aider les étudiants à mieux écrire tout en les aidant à garder leur propre voice, en ne les forçant pas à en changer, en la trouvant, peut-être, et en la raffinant (surtout si les étudiants en questions viennent du fin-fond de l’Alberta, haha).

Le problème devient encore plus intéressant quand on parle des étudiants de langue maternelle non-anglaise. Corriger la construction d’un verbe c’est une chose, mais changer un mot pour un autre? Et changer toute une phrase parce que “ce n’est pas faux mais on ne dirait pas ça exactement comme ça en anglais”? Quelle est la part de “faute” et la part de choix, de personalité, de style, dans cette phrase? Il y a des tas d’écrivains qui utilisent des tournures ou des mots inhabituels, et c’est ce qui les rend célèbres, non? Alors comment faire pour aider ces étrangers à améliorer leur anglais tout en n’effaçant pas leur individualité, leur style, leur créativité?

Des mégatones d’articles et de livres sont écrits là-dessus. C’est un sujet très à la mode.

Et c’est un sujet qui me perturbe profondément. Ma voice en anglais n’est pas MA voix. Je dis ce que je dis de la seule façon dont je sais le dire, pas par choix stylistique! J’essaye de paraître pas trop conne, pas d’être “créative.” Ma voice anglaise n’est pas authentique, si elle l’était, je pourrais “choisir” de dire les choses comme je veux les dire, mais 95% du temps, je n’ai pas assez de connaissances dans cette langue pour le faire! Même si je peux choisir entre “Dear John, please allow me to disagree” et “Fuck off, John,” je n’ai pas des tonnes d’autres mots et expressions pour dire la même chose de façons plus rigolotes ou sophistiquées ou ironiques ou mesurée ou saugrenue…

Tiens, par exemple je n’ai pratiquement pas de mots comme “saugrenu” que j’aime utiliser rien que pour le style, pour leur forme désuète ou absconde ou désopilante, parce que j’aime ce mot, pour être moi! Je connais strange et odd et bizarre, mais pas insolite, loufoque, abracadabrant, dément, aberrant, burlesque, farfelu… Et même si parfois je comprends offbeat ou uncanny dans le contexte d’une conversation, j’aurais beaucoup de mal à vous expliquer ce qu’il y a derrière ces mots, leurs connotations, leurs subtilités, tout leur contenu humoristique ou sérieux ou historique, les trente-six mille façons de les utiliser correctement, sans parler des blagues et des jeux de mots qu’on en fait, de leurs utilisations culturelles (civilisées ou barbares) dans la société canadienne ou américaine ou british ou… You get my point!

Bref, tout ça pour dire que quand je demande à des collègues de corriger mes textes, ils hésitent toujours à changer les trucs qui ne sont pas FAUX “mais on ne dirait pas ça exactement comme ça en anglais” et ça m’énerve. J’ai un ami qui souligne des mots dans mes brouillons et écrit dans la marge “est-ce vraiment le bon mot?” et j’ai envie de crier “si tu me poses la question, banane, c’est que la réponse est non! Mais je ne parle pas assez bien l’anglais pour le savoir et c’est pour ça QUE JE T’AI DEMANDE DE CORRIGER CE FOUTU TEXTE!”

J’aime dire à mes collègues et à mes étudiants des trucs qui les déstabilisent…

Le chili de Upper Crust est exquis, to die for! Avec une petite salade mêlée et un corn bread tellement délicieux que je pourrais en manger 15, des comme ça, leur chili peut être con carne ou sans viande. Les deux versions sont généreuses et réconfortantes, bref, une récompense que je m’offre quand je dois lire un article particulièrement casse-pieds ou évaluer un manuscrit particulièrement pourri ou corriger des copies particulièrement nulles.

Upper Crust est un petit café juste à côté du campus qui fait aussi de délicieux sandwiches aux alfafa sprouts et des brownies à mourir de bonheur. Bref, pas exactement le bon endroit où aller perdre des kilos 😉

29 comments

  1. Moukmouk

    pourtant j’ai lu quelque part qu’en moyenne les locuteurs de langue maternelle anglaise se débrouillaient avec moins de 700 mots de vocabulaire. Je pense que tu en contrôles un peu plus que cela…

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  2. la langue anglaise est moins riche en vocabulaire que la française, non? Et petite question: tu enseigne ces choses (rhétorique et “voice”) en anglais? ;)!
    C’est que tu dois être quand même vachement bonne dans le domaine!

    Ceci dit, je capte aussi souvent le sens de mots dont je serais incapable de donner la traduction littérale….

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    • C’est le contraire, Caroline. Du fait du double apport du latin et des langues “saxonnes” (je ne m’y conais pas donc je ne sais pas exactmement quelles langues), l’angalis a quasiment toujours deux mots pour dire la même chose. Je crois l’anglais a plus d’un million de mots a son vocabulaire.

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    • Oui, c’est vraiment étrange cette légende, qui persiste chez les francophones en dépit du bon sens, que la langue anglaise serait “moins riche” que le français… Il y a environ 5 fois plus de mots dans tout le lexique anglais qu’en français. Qui est responsable de la propagation de ce mythe? Merci à Jenny d’avoir corrigé!

      En tout cas, il semblerait qu’en français, dans le registre “chance vs. malchance”, on éclate les anglophones en matière d’étendue du champ sémantique!! 🙂

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  3. mais à l’inverse, tu dois aussi avoir des mots anglais qui te viennent en tête sans qu’ils aient d’équivalents en français, non ? C’est tout l’intérêt de ce génial blog.
    En tout cas, c’est ce qu’il m’arrive très souvent encore aujourd’hui quand je pense en allemand.

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  4. v.

    C’est ce que j’appelle la voix du coeur. Ma mère, UK, a toujours considéré que j’étais de langue maternelle anglaise car c’est la première que j’ai entendu et parlé compte tenu du fait que mon père (de langue Française) n’étais pas souvent là.
    Une fois à l’école la situation s’est inversée et elle n’a presque plus jamais parlé sa langue. J’ai donc un vocabulaire assez pauvre mais j’ai l’avantage d’avoir l’accent qui ne me fait pas passer pour une étrangère.
    Lorsque mes enfants sont nés elle n’a jamais compris que mes mots spontanés, ceux “du coeur” ne soient pas de sa langue mais de celle que j’ai pratiqué et dans laquelle j’ai vécu.
    Je ne pouvais pas leur murmurer à l’oreille -oh my little bit cabbage cabbage- alors que naturellement sortait – mon p’ti bout chou chou-. Il existe certainement des mots tendre genre sweet heart etc mais ça ne sonne pas naturel dans ma bouche.
    Enfin bref, tout ça pour dire que je comprends exactement ce que tu expliques 🙂

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    • Mon cas est très similaire au tien, v.. Mère anglaise, père français. Ma mère m’a parlé anglais jusqu’à mes 18 mois puis français à cause d’un médecin français qui ne croyait pas au bilinguisme !
      Quand j’ai eu un fils, j’ai choisi de lui parler français car je maîtrise bien mieux les nuances de cette langue mais il va à une association/école angalise quelqueq heures par semaine et parle sans accent (mais en faisant des fautes).
      Ceci dit, l’anglais a une valeur sentimentale supérieure au français pour moi, même si je le maîtrise moins bien (mais sans accent !).

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  5. Il faut dire que la langue anglaise est très riche mais avec la réforme du plain English énormément de mots ne sont pas utilisés.

    Je me souvient qu’une fois dans mon cours de journalisme (anglais) j’avais écrit “abeilt” et le prof m’avait dit: “just don’t write that”.

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  6. Idem. Je ne sais pas toujours comment on dirait naturellement les choses en anglais, même si je sais que la formulation est correcte grammaticalement. J’aimagine qu’on acquiert les nuances avec le temps, de nombreuses lectures et conversations…

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  7. catherine

    je suis si admirative de ce que tu fais dans la vie, enseigner dans une langue étrangère, de surcroit une matière qui est si “pointue”!!
    mais je comprends très bien ce que tu veux dire..déjà que je cherche mes mots en français, alors si je devais le faire en anglais que je ne maitrise pas du tout (au contraire de toi!)!!! l’horreur!
    je suis rentrée at home, j’ai du mal avec le jetlag, tu habites un très chouette pays, j’ai beaucoup aimé Vancouver et les Rockies sous le soleil!
    je t’écris très vite!
    bonne journée!

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  8. Une question me vient. Est-ce que tu te rends tout de même comptes que tu n’emploies pas forcément le(s) bon(s) mot(s) sans pour autant savoir le(s)quel(s) serai(en)t plus judicieux ? (Je ne suis pas sûre que ma phrase soit bien formulée 🙂 ).

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  9. Frensoiz

    Nos politiques inventent des mots (abracadabrantesque, bravitude … ) Fais en autant, mais en anglais !
    On peut peut-être traduire “voice” par l’expression “petite musique” en français. On dit souvent d’un écrivain qu’il fait entendre sa “petite musique” parce qu’il a un style bien à lui …
    J’aime bien quand tu parles de ce que tu fais 🙂

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  10. Moukmouk, le locuteur “moyen” peut-être mais pas l’écriveur d’articles académiques…

    Caroline, comme Jenny l’explique, non, l’anglais a beaucoup beaucoup plus de mots que le français (grâce au double apport des racines germaniques et latines), d’autant plus que l’anglais est très perméable et adopte très rapidement et facilement des mots étrangers, alors que le français est très statique et difficilement perméable. Mais oui, j’enseigne la rhétorique et tout ça en anglais, mais comme on dit en anglais, “those who can, do, and those who can’t, teach.” 😉

    frederique, effectivement, même en écrivant ce texte, j’ai dû cherche quelques traductions de mots anglais que je ne trouvais pas en français (comme “conflicted,” dont je n’ai d’ailleurs pas trouvé de bonne traduction). Mais disons que la parole “automatique” est toujours en français, malgré tout 🙂

    v. quand on vit dans plus qu’une langue, on finit toujours par avoir des “trous” dans une langue et dans l’autre, oui 🙂 En anglais, on dit qu’on développe des “registers,” des domaines qu’on maîtrise mieux dans une langue ou dans l’autre.

    elPadawan 😆

    Cynthia, oui, albeit est un mot que j’aime beaucoup mais que peu d’anglophones comprennent. D’ailleurs c’est marrant, beaucoup de ces mots “compliqués” pour les anglophones sont très faciles pour moi parce que ce sont souvent des mots d’origines latines 🙂

    Jenny, c’est ça le problème, c’est pas toujours “faux” mais ce n’est pas non plus parfaitement juste 🙂

    catherine, contente que tu aies aimé le Canada et que tu aies eu du beau temps! J’espère qu’il ne faisait pas trop chaud, même! Bises 🙂

    patquebec, charactère, caractère, c’est du pareil au même, non? 😉 Et non, je ne pense pas que le mot “écriveur” existe en français mais “écrivain” pour moi veut dire quelqu’un qui écrit de la littérature, pas simplement quelqu’un qui écrit. “Writer” en anglais signifie les deux, et “writing” est d’ailleurs aussi un mot qui se traduit très mal et qui m’énerve toujours quand j’essaye de parler de mon travail en français.

    Olivier 😆 merci!

    jathenais, très jolie, la plume, bravo 🙂

    Valvita, ben oui, justement, c’est pour ça que je demande à mes collègues de corriger mes textes. Je ne sais pas nécessairement quels mots ne sont pas parfaits mais je sais que mon texte est trop “basique” et pas assez compliqué pour paraître intelligent 😉

    Fransoiz, hehe, j’ai justement inventé “écriveur” dans ce texte (je devrais devenir politicienne, peut-être!) C’est un mot qui doit absolument être inventé parce qu’il me manque toujours! En anglais, il est très facile d’inventer des mots, mais pas toujours des mots qui me donnent l’air intelligente 😉 C’est très joli la “petite musique” aussi! Je ne pense pas que je pourrais l’utiliser dans un article académique mais c’est vrai que ça traduit bien la “voice” anglaise.

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  11. Perrine

    Et pourquoi pas “auteur”, à la place ? 🙂
    J’adorerais m’immerger dans la langue anglaise personnellement. Moi mon problème vient du fait que le vocabulaire et les tournures qui me viennent naturellement se cantonnent au domaine “personnel” et à la vie de tous les jours. Je n’ai pas du tout celui de mon travail, et je n’arrive jamais à trouver quelqu’un qui sache me dire si c’est correct du point de vue d’un anglophone 😦
    Actuellement je suis en stage et je rédige un petit document en français et anglais, mais dans mon domaine professionnel je ne fais pas de traduction instinctive alors je prie pour que en septembre mon jury ne trouve pas d’incohérence pendant la soutenance !

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  12. La didactique qui raffole des mots moches parle “d’écrivant” ou de “sujet-écrivant” pour ce que tu appelles “écriveur”. Ton néologisme a plus de charme 😉
    Je comprends bien le sujet de cette note, je me trouve souvent dans ce cas avec mes élèves… qui sont pourtant francophones pour la plupart… Comment les aider à améliorer leur expression sans trahir leur style personnel, leur “voice” ? ce n’est pas simple dans une même langue, alors j’imagine bien ton dilemme !

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  13. J’ai moi aussi, au moment d’écrire ma thèse (qui était en anglais), reçu à quelques reprises ce commentaire sybillin: «on ne dit pas ça comme ça en anglais»… sans pour autant m’aider davantage à «corriger» mon style par trop francophone. J’ai finalement embauché une correctrice qui a aidé à ce que mon manuscrit soit davantage «anglais», mais dont il me fallait parfois corriger la grammaire… car là-dessus, j’en ai quand même appris pas mal. Avec le temps, les lectures et surtout le fait de vivre majoritairement en anglais dans ma vie quotidienne, j’ai acquis la connaissance de totues sortes de tournures amusantes en anglais. Traduisent-elles pour autant celes que j’emploierais parfois en français? Pas nécessairement. Le même sens, le même humour peut être partagé, mais généralement la formulation est entièrement différente; il ne s’agit pas seulement de trouver le bon mot. J’admire les traductrices et traducteurs…

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    • Oh oui ! Traduire SHAKESPEARE de l’Anglais ancien en équivalent Français ( à époque littéraire égale ) est un art difficile .
      De même : bien traduire l’humour de Dickens , ou même celui
      de Jerome.K.Jerome ……

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  14. En allemand, j’ai le même problème, mais bien plus grave, car j’ai encore du mal (surtout dans le feu de l’action), à choisir de manière appropriée entre “please allow me to disagree” (ich würde eher nicht zusagen, dass…) et “fuck off” (verpiss dich, du Arsch!). Inutile de dire qu’en général, pour moi c’est le “verpiss dich” qui me vient en premier. Moi qui suis d’une politesse exquise dans ma langue maternelle!!!

    🙂

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  15. Boule de suif

    Quand je parle ma langue maternelle, j’ai l’impression que je n’ai pas vraiment exprimé ce que je voulais vraiment dire,et, pire encore, que mon interlocuteur ne comprend pas vraiment ce que je lui raconte et même que cela ne l’intéresse pas….Je me reproche alors ce que j’ai dit, et je me traite de triple buse, et en général je sais que j’aurais bien mieux fait de me taire…alors tout cela dans une langue étrangère…..?????!!!!!?????

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  16. Béo

    Arf: ce que j’ai pu m’ennuyer de ces petits carrés de beurre qu’on trouve partout au Canada! Après 12 ans… je me suis fait une raison mais j’en ai toujours à la maison hein :mrgreen:

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  17. Béo

    Je ne peut pas résister à retranscrire ici ce que vient de dire M. Jeanneret à la météo en signalant pour demain une journée moins chaude : Il y aura une légère baisse, mais sans plus! lol!

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  18. Pingback: le temps du deuil | c'est pas moi je l'jure!

Merci pour vos commentaires que j'adore :)