Je fais exactement 89 pas entre mon boulot et ma voiture. A mon arrivée à la voiture, j’ai l’impression que mes doigts vont se détacher et que mon visage a été brûlé au chalumeau tellement il fait froid. Le lac en face de ma fenêtre est entièrement gelé, et le ferry qui le traverse doit tous les matins se déchirer un passage dans la glace.
De chaque cheminée et bouche d’égoût de la ville, de gros nuages blancs de vapeur sortent sans répis, et à chaque instant on s’attend à y voir apparaître le génie d’Aladdin. A la place, il y a les tas informes des sans abris emmaillotés de vieux journaux, de vêtements troués, et de couvertures imprégnées de neige et tâchées de boue. Certains ont encore le courage de laisser dépasser une main pour tendre une tasse en carton de Tim Horton que la plupart des passants ignorent.
Ze Boss donne toujours quelques dollars. Elle m’explique qu’elle ne veut pas que ces gens fassent partie du paysage qu’on voit sans voir comme des mégots ou des papiers sales sur le trottoire. Elle leur dit bonjour et leur souhaite une bonne journée. Elle pense qu’elle ne peut pas faire grand’chose pour eux mais que ça, au moins, elle peut le faire.

Moi, pour les Winterlicious, je suis allée manger avec des copines dans un des restaurants les plus chics de la ville. Le genre tellement snob qu’on ne sait même plus ce qu’on mange. Le genre qu’on regrette d’avoir envoyé chier notre mère quand elle essayait en vain de nous apprendre les bonnes manières. Le genre où on se tient vachement droit sur sa chaise tellement on a peur que le serveur se rende compte qu’on est un imposteur et nous vide.
Les dépenses de ce genre sont une nouveauté pour moi, justifiées par un nouveau boulot et une nouvelle ville qui ne demande que ça. La pauvreté à cette échelle est aussi une nouveauté pour moi, et je ne sais pas encore très bien comment y répondre. Je ne suis pas encore sûre de comment conjuger sans culpabilité ma vie professionnelle (sorties avec des collègues ou Ze Boss, voyages, bouquins, fringues), ma vie culturelle (concerts, cours de cuisine, films, restos avec les copines), ma vie citoyenne (déontologie, bénévolat, devoirs, générosité) et ma vie personnelle (espoirs, loyer, voiture, santé, priorités…). Il doit y avoir un juste milieu, mais où?
Bonne question. Il fut un temps où 10% de son revenu était considéré comme la part équitable. Puis vint l’État Providence. Nous (enfin, moi) payons combien (en pourcentage) de notre revenu pour que la société dans laquelle nous vivons fonctionne? Chaque fois que me rends en ville, je constate que c’est de pire en pire. Constat? Échec de nos gouvernants, sur bien des plans. Si tu peux donner quand tu croises, fais-le, ça te fait du bien et du bien à l’Autre. Si tu ne peux pas, pense au prélèvement d’impôts sur ton chèque de paie et donnes-leur un sourire.
De toute manière, dans la vie, les gens ne voient que ce qu’ils veulent bien voir.
Les villes sont parfois très crues dans leur réalité.
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